"SOUS LEUR GRIFFE" - Annales Cambrésiennes de la Guerre 1914-1918

LEURS MÉFAITS

Le Meurtre du 30 Août 1914 à Caullery 

Il y avait déjà quatre jours que les allemands avaient commencé de passer dans le village, les incendies qu'ils avaient allumés le 27 août dans la ferme du maire et celle de M. Décaudin finissaient à peine de s'éteindre, les reliefs de leurs beuveries et de leurs ripailles jonchaient les routes, et leurs cris rauques faisaient encore fuir les passants timorés ; seules quelques bonnes âmes plus vaillantes ne craignaient pas, malgré les airs farouches et les vociférations sonores des ennemis, de donner à manger et à boire aux pauvres Français prisonniers qui suivaient à rebours le chemin de leurs vainqueurs. Madame Cagnoncle était du nombre de ces vaillantes femmes ; comme sa ferme, avait des fenêtres sur la grand'route, elle était à même, mieux que personne, de voir les prisonniers passer, et bien que les allemands à leur arrivée ne lui avaient pas épargné son bétail et l'avaient menacée de mort, elle n'avait jamais songé à s'effrayer de ces terribles soldats. Le matin du 30 août qui était un dimanche, elle avait encore distribué des fruits et du pain à un convoi de Français faits prisonniers prés de Combles, quand, après dîner, l'envie lui prit d'aller avec son domestique, un gamin de quatorze ans, visiter un de ses champs, situé près de Sorval, et dont la récolte avait été coupée quelques jours avant l'arrivée des prussiens.

La circulation était très rare encore sur les chemins, mais les allemands avaient fait annoncer qu'ils prenaient « sous leur protection » les civils, et d'ailleurs le champ qu'elle allait voir n'était pas à un quart d'heure de marche du village : il semblait donc bien que Madame Cagnoncle ne manquait pas de prudence en l'occurrence.

Mais par malheur il arriva que les hommes du poste que les allemands avaient laissé à Selvigny, commune dont dépend Sorval, s'étaient énivrés avec le vin qu'ils avaient trouvé dans la maison qu'ils occupaient, et que quatre cavaliers anglais, dont un officier, qui se cachaient dans le bois de Walincourt, depuis le mercredi sans doute, s'en vinrent avec audace relever les numéros des canons abandonnés par eux, à quelques cent mètres des boches, et qui ayant été aperçus par eux, ils s'enfuirent dans la direction de Sorval-Caullery. Il pouvait être trois heures de l'après-midi, quand tout à coup les fidèles qui s'en allaient aux vêpres à Caullery, entendirent des coups de feu dans la direction de Sorval, tandis que les balles sifflaient au dessus de leurs têtes et que des cavaliers anglais passaient en trombe à travers le village, se sauvant vers Lignv.

Monsieur Cagnoncle inquiet de ces coups de feu, ayant comme un pressentiment du malheur qui le frappait, était sorti de sa ferme pour aller au devant de sa femme. Le petit domestique qui accompagnait Madame Cagnoncle, arrivait essoufflé, presque sur le pas des cavaliers qui fuyaient ; il racontait à son maître que les Anglais étaient accourus vers lui et sa maîtresse alors qu'ils s'en allaient à Sorval que Madame Cagnoncle leur avait fait signe avec les bras, ne comprenant pas ce qu'ils lui avaient demandé et que tout à coup on avait tiré sur eux. Pris de peur il s'était sauvé vers Caullery, suivant les cavaliers, sans savoir ce que Madame Cagnoncle devenait, mais il pensait qu'elle revenait elle aussi. La réalité était tout autre que ne le pensait le jeune homme. Madame Cagnoncle atteinte au pied par une balle, avait voulu fuir également, comme on put s'en rendre compte par la traînée de sang; se sentant faiblir sans doute, pour se mettre en sûreté, elle s'était cachée dans un champ de blé non encore coupé ; mais les brutes avinées qui l'avaient blessée, voyant les Anglais leur échapper, retrouvaient la pauvre femme, et la tuaient à bout portant de cinq coups de fusil au cœur. Un berger témoin de la scène était interpellé par eux et menacé d'être tué s'il racontait qu'ils avaient tué « femme française ».

M. Cagnoncle avait continué ses recherches malgré les dires de son domestique, et retrouvait, grâce aux traces sanglantes, sa pauvre femme, perdant le sang par ses horribles blessures ; les assassins lui avaient couvert le visage de son tablier, et les brûlures de son corsage, indiquaient bien qu'ils avaient achevé leur victime à bout portant. Il fallut aller leur demander la permission d'enlever le corps, et munir d'une croix rouge la voiture qu'on envoyait à la funèbre opération pour éviter un nouveau malheur.

Plus tard, en octobre, le docteur Elkan installé à Berlin dans la Quentiner Strass, quartier des Moabites, et le professeur Dr Krause, de l'université d'Iéna, enquêtant, lors de leur passage avec leur formation sanitaire, sur les causes des différents actes de barbarie que les habitants reprochaient aux soldats allemands, essayaient à mettre tout cela sur le compte de la furie de la bataille. Mais pour des crimes comme cet assassinat de Madame Cagnoncle ou bien les meurtres de Clary, il semblait difficile pour eux d'en donner des raisons plausibles : c'est ce qu'ils avouaient, le docteur Krause avec bonne foi, mais le chirurgien Elkan avec une fureur concentrée qui voulait plutôt justifier que condamner.

C. THELLIEZ.

Cet article est extrait du Fascicule n°77 du 1er Octobre 1922, un bimensuel édité par le Libraire-Éditeur Oscar MASSON - 25 Rue Saint-Martin - CAMBRAI.

Accueil / Adresses / Retour aux ressources / Courrier