PRÉFACE

        

LE métier d’historien n’est pas une entreprise facile. A feuilleter les pages d’un ouvrage solidement relié où les évènements s’ordonnent en chapitres nettement divisés, avec titres, sous-titres et paragraphes non moins nettement découpés – ô trompeuse clarté des manuels de not enfance et de notre adolescence ! -, le profane peut-il s’en rendre compte ? Imagine-t-il l’historien inventoriant méthodiquement registres et feuillets, compulsant fiévreusement jusqu'à moindre papier d’archives poussiéreuses et touffues, à peine déchiffrables parfois, en quête du renseignement qui lui permettra de compléter son information qu’il se pose ? Si encore il s’agissait de lire en filigrane la vérité historique dans le document ! La tâche serait relativement aisée. Mais non, les textes sont incomplets, ou sibyllins, ou bien ils se contredisent ; c’est donc tout un travail de reconstruction du passé que l’historien doit opérer, par recoupements, par raisonnement. Les chemins qu’il emprunte sont rarement des lignes droites ; c’est par des voies souvent indirectes, détournées, qu’il atteint son objet, qu’il n’est jamais tout à fait certain d’ailleurs de bien cerner. " Jamais d’observation directe…, l’historien fait un métier de chiffonnier ", se plaint Seignobos.

Dans son " Novum Organum ", Bacon, pour caractériser les démarches de ceux qui s’adonnent à la connaissance, les " philosophes ", use d’une belle image. " Les philosophes ", use d’une belle image. " Les philosophes, écrit-il, qui se sont mêlés de traiter des sciences, se partageaient en deux classes, savoir : les empiriques et les dogmatiques. L’empirique, semblable à la fourmi, se contente d’amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, tel que l’araignée, ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. L’abeille garde le milieu ; elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins ; puis, par un art qui lui est propre, elle la travaille et la digère. La vraie philosophie fait quelque chose de semblable "… L’image vaut pour l’historien d’aujourd’hui, avec cette précision toutefois que notre abeille devra souvent se muer en fourmi.

Le souci de la documentation apparaît dès les premières pages du présent ouvrage, résultat de longues et patientes recherches commencées avant la guerre de 1914. M. l’abbé THELLIEZ nous en avertit dès son avis au lecteur ; lequel pourra d’ailleurs constater qu’à aucun moment l’auteur n’a manqué à ce respect de la vérité, première qualité de tout homme de science, de l’historien en particulier.

Et pourtant, la partie n’était pas des plus belles. Si les documents foisonnent lorsqu’il s’agit d’histoire moderne (ce qui ne facilite pas nécessairement la tâche de l’historien, qui doit choisir), il n’en est pas de même, loin de là, lorsqu’il faut relater l’histoire ancienne ; à mesure que l’on remonte la chaîne des siècles, les traces historiques se font de plus en plus rares et les jalons de notre histoire plus incertains.

" Et tant qu’il s’agit des peuples antiques, je manque de documents. Dès qu’il s’agit de peuples modernes, j’en ai trop, constate, non sans malice, Péguy, dans une page célèbre de " Clio " ; et il conclut plus loin ; " Pour le monde antique, l’histoire se fait parce qu’on n’a pas de documents. Pour le monde moderne, elle ne se fait pas, parce qu’on en a. "

Sans aller aussi loin dans le paradoxe, on peut quand même prétendre que le problème de l’histoire locale n’est pas sans analogie avec celui de l’histoire antique qu’évoque Péguy. Et si le propos de l’historien se limite à une toute petite commune de France, un petit village du Cambrésis, la gageure peut paraître énorme. Vouloir écrire l’histoire de Caullery, n’est-ce pas, à la limite, vouloir écrire l’histoire d’un village sans histoire ?

Les commencements sont, bien sûr, assez nébuleux, comme tous les commencements. Et l’on traverse les premiers siècles à grandes enjambées ; c’est inévitable. Mais bientôt l’on retrouve les grandes articulations de notre histoire, et l’on ne dira jamais assez tout l’intérêt que présente ici l’histoire locale qui illustre, sur des cas précis, les situations historiques fondamentales, depuis le Moyen Age jusqu’à l’époque contemporaine. Cas particulier d’une donnée générale qui, par sa valeur concrète, parle mieux à l’intelligence humaine. On assiste ainsi, par exemple, à l’amenuisement progressif du terroir des seigneurs de Caullery, obligés de diviser leur domaine entre les membres de leurs familles au cours des générations successives, contraints notamment de se dessaisir de parcelles de leur territoire afin de les attribuer en dots à leurs filles quand elles se marient. A la fin du XIVè siècle, la seigneurie de Caullery n’appartient plus à la famille qui porte le nom. Déjà, au milieu du même siècle, la plus grande partie des terres est passé aux mains du Chapitre de Cambrai qui les administrera jusqu’à la Révolution.

La Révolution à Caullery ? Un bien grand mot certainement. Peut-on donner ce nom aux répercussions lointaines et lentes des décisions prises à paris à l’échelon de la Nation qui prend vraiment naissance à cette époque. Il est vrai qu’une révolution ne se marque pas forcément par des évènements sanglants et qu’il suffit que le changement d’institutions s’inscrire dans la réalité. C’est pourquoi, simple contrecoup administratif et législatif des évènements, la révolution à Caullery n’en est pas moins réelle, quoiqu’elle s’installe en douceur. Les jalons en sont nettement marqués par l’auteur.

S’il fallait caractériser l’histoire de Caullery après la révolution, époque déjà plus proche de nous et certainement encore présente à la mémoire de bon nombre de Caullerésiens (les arrières-grands-pères de nos grands-pères ne naquirent-ils point au début du XIXè siècle ?), je dirai qu’elle s’élargit et participe de plus en plus de l’histoire de la nation, qu’il s’agisse des grands bouleversements que sont les guerres, ou de la mise en place des nouvelles institutions nationales, comme, par exemple, l’aménagement progressif de l’administration municipale et des lois scolaires. Nécessaire révolutions qui a certainement ôté au pittoresque de beaucoup de nos villages, mais qui, en contrepartie, les a ouverts aux bienfaits de la civilisation moderne.

Du pittoresque, il n’en manque pas dans le livre de M. l’abbé THELLIEZ. Je ne citerai que quelques faits qui m’ont particulièrement frappé. Certains ne nous dépaysent guère je songe aux 8 années qu’il a fallu de discussions et de délibération, de 1846 à 1854, pour que se réalise le projet de construction du chemin de grande communication qui traverse Caullery dans la direction de Caudry-Aubencheul. Les lenteurs administratives ne sont pas le privilège de notre époque.

D’autres détails nous font apprécier le chemin parcouru depuis la fin du siècle dernier, parfois moins. J’ai couru depuis la fin du siècle dernier, parfois moins. J’ai retenu l’évocation de l’abreuvoir municipal, " cette flaque d’eau croupissant et noirâtre " au centre du village, qu’ont dû connaître bien des Caullerésiens encore vivants aujourd’hui, vestige d’un passé probablement lointain. Sur un autre plan, le climat religieux, encore tendu, entre catholiques et protestants du XIXè siècle et qui, vers 1880 (époque qui vit naître nos grands-pères), faillit provoquer une " révolution " dans la commune, à propos de l’enterrement d’un enfant protestant, ne nous reporte-t-il pas vraiment à un autre âge ? Et pourtant, il ne s’est écoulé que trois quarts de siècle.

On le voit, le travail honnête et minutieux de M. l’abbé THELLIEZ ne manque pas d’éveiller notre intérêt et notre réflexion. C’est que, sous le poids un peu lourd parfois des documents inertes, il a su toucher aux choses humaines, il a su retrouver l’homme. Et s’il a trouvé l’homme, son semblable, c’est parce qu’il a su glisser, dans un travail, par certains côtés, assez aride et fastidieux, sa connaissance intime de Caullery et de ses habitants, un peu de sa vie, un peu de son cœur.

C’est pourquoi son histoire de Caullery, si elle ne se lit pas toujours sans effort, retient sans faiblir l’attention et intéresse constamment.

Le Cateau

4 juillet 1962.

Robert GUILMOT

Inspecteur De l’Enseignement Primaire.

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